Le 13 mai 2020
Monsieur le Premier ministre, Madame la Garde des Sceaux Monsieur le Ministre,
Suite à des comportements racistes de la part de policiers ainsi qu’à la multiplication de témoignages relatifs à des contrôles policiers abusifs et discriminatoires dans le cadre des mesures de respect du confinement, les organisations signataires demandent aux autorités des actes concrets pour mettre fin à ces pratiques inacceptables.
Lundi 27 avril 2020, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, affirmait que le racisme n’avait « pas sa place au sein de la police républicaine ». Pour que cette affirmation se traduise dans les faits, nos organisations appellent les autorités françaises à adopter des mesures concrètes pour faire cesser les pratiques racistes et discriminatoires dont se rendent responsables des membres des forces de l’ordre françaises.
Ces mesures répondent à l’obligation incombant aux États de s’engager « à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale », conformément à l’article 2 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965, ratifiée par la France.
Nous appelons aussi les autorités françaises à prendre des mesures immédiates pour éliminer l’impact discriminatoire des contrôles et des sanctions relatives au non-respect des mesures de confinement prises par le gouvernement dans le cadre de la pandémie de Covid-19.
La déclaration de M. Castaner a été faite en réaction à une vidéo publiée le dimanche 26 avril, par le journaliste Taha Bouhafs, dans laquelle des policiers profèrent des insultes racistes à l’égard d’un homme qu’ils viennent d’interpeller. Cette situation n’est pas un cas isolé et fait écho à plusieurs vidéos qui témoignent de contrôle apparaissant abusifs, violents et discriminatoires, souvent en lien avec le contrôle des mesures de confinement.
A titre d’exemple, le 16 avril à Compiègne (Oise), un homme noir, père de famille, témoigne avoir été le seul contrôlé dans une rue fréquentée par d’autres personnes n’appartenant pas aux minorités visibles et avoir été l’objet de violences et d’insultes à caractère raciste devant son enfant de deux ans, avant de passer toute une journée en garde à vue, pour outrage et rébellion.
Le ministre de l’Intérieur a aussi rendu public des statistiques indiquant une concentration considérable des contrôles et verbalisations dans les quartiers populaires, notamment dans le département de la Seine-Saint-Denis, le plus pauvre de la France métropolitaine. Ainsi, le 23 avril, lors d’une interview donnée à RMC, le ministre de l’Intérieur a affirmé que 220 000 contrôles avaient été effectués en Seine-Saint-Denis, soit « plus du double de la moyenne nationale », selon ses propres termes. Il a aussi indiqué qu’à Marseille, les deux-tiers des procès-verbaux de verbalisation avaient été dressés dans les quartiers populaires.
Le 26 avril, le ministère de l’Intérieur a également affirmé dans Libération que « nous ne considérons pas que le confinement ne serait pas respecté en Seine-Saint-Denis, ni dans les quartiers. Au contraire ». On peut donc s’interroger sur le fait que le taux de verbalisation en Seine-Saint-Denis soit, selon les chiffres de Libération, trois fois supérieur à la moyenne nationale (17% contre 5,9% selon les données du ministère
de l’Intérieur).
Ces données sur les contrôles de respect du confinement et les verbalisations à l’encontre de supposés contrevenants, nous semblent révélatrices de pratiques policières discriminatoires, déjà préexistantes et documentées, à l’encontre des habitants des quartiers populaires.
Ce traitement discriminatoire apparaît d’autant plus injuste que les verbalisations pèsent de manière disproportionnée sur les populations ciblées, pour beaucoup socialement et économiquement défavorisées. Le montant unique de 135€ d’amende pour non-respect du confinement peut représenter une part significative du budget de certaines familles, les plaçant devant le dilemme insupportable de payer la verbalisation ou de satisfaire des besoins primaires, s’exposant dans ce cas à une majoration de l’amende.
De surcroît, les voies de recours pour contester le bien-fondé de ces verbalisations sont complexes et, compte-tenu des règles probatoires qui s’appliquent, il est particulièrement difficile pour une personne verbalisée de réussir à démontrer que l’amende était injustifiée. Faute de suspension en cas de contestation, tout recours contre une amende perçue comme injustifiée risque d’entraîner une majoration significative, qui peut intervenir après 45 jours. Par ailleurs, le processus même de contestation, qui revient à contredire les fonctionnaires de police, n’est ni évidente administrativement ni aisément envisageable pour des personnes s’estimant discriminées de manière routinière.
Enfin, le délit de réitération de violation du confinement, instauré par la loi d’urgence sanitaire du 23 mars prévoyant une peine allant jusqu’à 6 mois d’emprisonnement et 3750 euros d’amende, nous fait craindre que l’impact de ces pratiques discriminatoires se prolongent sur le plan judiciaire, avec le risque d’une incarcération. Ce délit est largement décrié pour son caractère disproportionné.
Face à cette situation et à ces pratiques abusives inacceptables au sein des forces de police, nous demandons :
Au Premier Ministre de :
- Mettre en place, dans les plus brefs délais, un examen indépendant des amendes délivrées dans le cadre du contrôle du respect des mesures du confinement.
- Mettre en place un examen, public et indépendant, associant les communautés affectées, visant à identifier les conditions structurelles (politiques, pratiques) favorisant des comportements racistes et discriminatoires, et leur tolérance, au sein de l’institution policière. Cette enquête peut, par exemple s’inspirer de l’Examen indépendant des contrôles de routine diligenté en Ontario en 2017, de l’Enquête du fonctionnement de la police de Ferguson (Etats-Unis) par le Département d’Etat de la Justice ou du Stephen Lawrence Inquiry diligenté au Royaume-Uni en 1999.
Au ministre de l’Intérieur de :
- Condamner publiquement et prendre toutes les mesures nécessaires, notamment disciplinaires pour lutter contre les pratiques discriminatoires de la part des forces de police.
- Publier toutes les données relatives aux contrôles et verbalisations, dans le cadre du contrôle du respect des mesures de confinement, par commissariat et par secteur (incluant les ZSP).
- Réorienter, dans la mesure du possible, les forces de l’ordre vers des missions de protection essentielle des populations vulnérables au sein d’une approche globale de santé publique, telles que la distribution des masques de protection ou des actions de sensibilisation permettant d’éviter la propagation du virus.
A la Garde des Sceaux, ministre de la Justice de :
- Publier toutes les données relatives aux poursuites et sanctions pour le délit de violation répétée du confinement.
- Mettre en place, de manière urgente, des mesures pour éliminer les effets discriminatoires des contrôles du confinement et des verbalisations, par exemple par la mise en place d’une procédure de plainte facilitée auprès d’un organisme indépendant qui serait chargé de prendre en compte les circonstances individuelles.
Nos organisations attendent des autorités françaises des actes concrets pour répondre à une réalité qui mine dangereusement la confiance d’une part significative de la population envers la police et les institutions républicaines.
Vous remerciant de l’attention que vous accorderez à ce courrier, nous espérons que vous saurez prendre rapidement les mesures qui s’imposent afin de garantir le respect des droits de toutes et tous.
Nous restons à votre disposition pour toute information complémentaire sur ces sujets, et vous prions d’agréer, Monsieur le Premier ministre, Madame la Garde des Sceaux, Monsieur le ministre, l’expression de notre haute considération,
Les signataires :
Associations collectifs nationaux : Action Droits des Musulmans (ADM), Association des Travailleurs Maghrébins en France (ATMF), Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF), Fondation Copernic, Human Rights Watch (HRW), Observatoire pour les Droits des Citoyens itinérants (ODCI), Open Society Justice Intiative (OSJI), Pas Sans Nous, #QuoiMaGueule, Syndicat des Avocats de France (SAF), Solidaires Etudiant-e-s, Union nationale lycéenne (UNL)
Collectifs de familles : Justice POUR Matisse, Justice et Vérité pour Wissam
Associations locales : Egalité trahie 31, Collectif du 5 novembre- Noailles en Colère (13), Collectif C-Nous (38), Maison Communautaire pour un Développement Solidaire (75), Mémoires en Marche (13), MRAP Aubenas (07), Les Fleurs d’Aurore de Drancy (93) et de St Martin le Vinoux (38), Pazapas Belleville (75), REAJI
Copie :
- Le Défenseur des droits
- Le Président de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme Le Commissaire des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe
- Le Rapporteur général sur la lutte contre le racisme et l’intolérance de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
- Le Président de la Commission Européenne contre le Racisme et l’Intolérance
- Le Président du Comité pour l’Elimination de la Discrimination Raciale des Nations Unies
- La Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xéno- phobie et de l’intolérance
Adresse contact : Rafaëlle Parlier, rafaelle.parlier@voxpublic.org
Retrouvez ici cette lettre ouverte sur notre blog mediapart